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Chapter 2: Direction Kaboul... Mission : sauver les hommes ou la francophonie ?

IV

La ville se desséchait. Les cœurs aussi malgré la Convivialité. Les Français, millénaristes dégoulinant d'espoir, terrés devant leur télé, cultivaient l'attente d'un événement qui enfin illuminerait leur vie. Un orage et sa pluie bienfaisante, une victoire française à un championnat du monde, la venue d'un messie en politique, la cagnotte du Loto…

La force de Raymond, c'était qu'il n'attendait plus grand-chose. Il laissa son journal sur la table de cuisine recouverte d'une toile cirée à petits motifs floraux. Il termina son café, l'unique de la journée. Son médecin traitant lui avait dit d'éviter les excitants. Il se leva. Raymond n'avait rien perdu de sa vitalité, simplement tout était fait plus lentement au fil des décennies. Sa grande carcasse se déplia dans la minuscule cuisine. Il observa les quatre murs comme un prisonnier ceux de sa cellule. Il décida de s'échapper par la porte. Il prit sa bicyclette et partit en centre-ville à la recherche d'un livre sur l'Afghanistan. La seule librairie qu'il fréquentait s'était spécialisée dans la poésie orientale. Il se promena dans les rues de la ville regardant les rares passants, souvent jeunes et dévêtus, supportant la canicule.

Raymond trouva une grande surface de livres, une immense librairie. Il était intrigué. On faisait ses courses comme à l'hypermarché ; on prenait un panier à livres ou même un chariot à livres, compartimenté, sorte d'étagères à roulettes, et on le remplissait.

Il remarqua un rayon érotisme et pornographie. Des témoignages d'amateurs, des autobiographies de stars du X. Chacun livrait ses errances, ses exploits. Être édité semblait facile…

Pourquoi n'avait-il pas encore écrit ses mémoires, le vieux Raymond ? Lui, c'est de la poésie qu'il voulait écrire et partager.

Puis il trouva un vendeur, un conseiller, un expert capable de vous citer et de vous localiser les milliers d'ouvrages par auteur, par éditeur, par genre. La seule restriction : fallait-il qu'il le voulût. Qu'il daignât renseigner le vieux monsieur posté devant lui :

- Un livre sur l'Afghanistan ? Troisième couloir à gauche, rayon vingt-sept, cinquième étagère en partant du bas bien sûr… Sinon vous avez une promotion en tête de gondole « L'Afghanistan dans tous ses états ». C'est un collectif ; des historiens, des politiques et des humanitaires.

Raymond se rendit en tête de gondole, feuilleta l'ouvrage en question. Il n'était pas très exigeant Raymond dans le domaine de l'édition politico-historique.

Il acheta le livre conseillé, reprit sa bicyclette, s'accorda un détour jusqu'aux bords de Loire.

Le fleuve suintait une eau rare, sale et tiède dans son vaste lit mortuaire. En cette fin de matinée, la canicule vous broyait d'une chaleur de hauts fourneaux.

Il était temps de rentrer. Le midi, sa prescription n'était pas le Treize heures. Il avait son automédication.

V

Les semaines s'écoulèrent lentement. La canicule semblait dilater les heures et les jours.

Juin : écoliers, collégiens et lycéens alternèrent révisions pour d'ultimes examens et séances à la piscine municipale.

Juillet : la famille Berteau partit en Scandinavie en 4X4 chercher la fraîcheur. Seuls Quinze et Onze furent du voyage avec leurs parents.

La famille Bertinot retrouva sa résidence secondaire et ombragée dans le bois de la Chaize de Noirmoutier-en-l'Île.

Raymond resta chez lui, relit Tou Fou, poète chinois du VIIIe siècle et décida de s'intéresser à la poésie érotique qu'elle soit chinoise, persane ou française.

Quant au Docteur Janvier, il ne prit pas de vacances. Pas nécessaire chez lui. De toute façon, de plus en plus de patients dépendaient de leurs psys et, malgré les anxiolytiques ou les psychothérapies par internet, ne pouvaient décrocher de leurs séances in situ bi ou tri hebdomadaires.

Il s'accorda de microcongés, de dix minutes à deux heures. Il allongea sa pause entre deux patients, il commença un peu plus tard et termina un peu plus tôt.

Août : une partie de la France reprit le travail. Subterfuge. C'est une période morne économiquement donc peu éprouvante professionnellement.

Bureaux climatisés, haut débit, horaires souples puis mous. Bref... ils poursuivirent leurs vacances sur leur lieu de travail. Entente tacite et nationale : août c'est le mois de la lenteur.

Raymond s'imprégna de la pensée musulmane, celle de Omar Khayam et de Rumi, peu orthodoxe, mais si fraîche.

Dès le premier septembre, le Docteur Janvier reçut sa patiente épisodique, Rose, de retour de Kaboul.

- Tout s'accélère, Docteur ! Trop d'Afghans dépérissent actuellement. Je manque de thérapeutes. Mes groupes de parole sont au complet. L'ambassade avait pourtant imposé une restriction : que les Afghans pris en charge soient francophones, pensant ainsi limiter le nombre de patients et récupérer politiquement et économiquement les bénéfices d'une francophonie thérapeutique.

En fait tous les talibans errants et dépressifs se sont inscrits au Centre culturel français dont les cours sont gratuits. Cette gratuité était une exigence de l'ambassadeur afin de juguler l'anglophonie ambiante et croissante. Depuis, le Centre culturel ne désemplit pas de cinq heures à vingt-deux heures !

Il faut faire vite avec du concret, du vivant, des hommes… Un électrochoc !

- Rose, prenez le temps de vous allonger et de me parler de vous…

- Vous parler de moi ? Pour quoi faire ? Je vais très bien Docteur…

Jean-Louis janvier n'insista pas. Il raccompagna Rose puis téléphona à chacun des patients témoins, Yves, Raymond et Henri, et leur proposa une réunion de travail dès le lendemain.

Un étrange lendemain en ce début du mois de septembre.

Les Français tentaient de se remettre au travail, mais prétextaient la canicule pour éviter l'effort qu'exigeait le gouvernement.

Température extrême, récession, crise : thermomètre et indicateurs étaient dans le rouge.

Raymond s'en désintéressait. Yves, grassement licencié, aussi. Seul Henri s'interrogeait sur cette évolution-régression de l'économie française. Mais pour l'instant sa principale préoccupation était la préparation de ce voyage en Afghanistan.

Il avait dû batailler ferme avec son épouse Frédérique puis avec sa mère et sa belle-mère pour obtenir l'autorisation de partir.

Revendiquant le statut de mâle à respecter et bientôt à craindre. Non… bien sûr, Henri avait un peu d'humour. Mais mâle à respecter, oui, il le voulait.

Il continua d'exécuter, brillamment les tâches ménagères, mais affirmait, sourire énigmatique, qu'un grand voyage se préparait.

Les présentations furent brèves. Seul Yves connaissait les deux autres. Dans ses errances de voyeur, il les avait aperçu l'un et l'autre il y a déjà bien longtemps.

Le Docteur Janvier préserva la confidentialité médicale. Il ne s'agissait pas de dévoiler à chacun leurs pathologies et symptômes respectifs.

- Vous êtes trois de mes patients dont le témoignage peut être utile pour les hommes afghans.

Il était le seul debout. Yves affalé dans le vieux fauteuil était heureux comme un écolier sur la chaise de la maîtresse ; Raymond se tenait sobrement sur la chaise à côté du bureau ; Henri avait souhaité s'asseoir sur le divan puis au fil des échanges s'était allongé.

- Question finances, Docteur, qui est-ce qui paye ? Parce que je ne veux pas y être de ma poche… lança Raymond.

- C'est une mission officielle commanditée par les services culturels de l'ambassade. Les frais de voyage et d'hébergement sont pris en charge par la France. Vous aurez aussi une indemnité annexe couvrant largement vos dépenses sur place. C'est une première mission de quinze jours. Si elle est concluante, nous reviendrons à Kaboul en décembre précisa le psychiatre.

- Moi, je vous préviens, je veux bien aider les hommes à le redevenir, mais les Arabes, je ne les sens pas.

- Yves… Ce ne sont pas des Arabes, ce sont des Afghans de religion musulmane, lui rappela Jean-Louis Janvier.

Henri se releva du canapé. Il n'avait encore rien dit. Un léger malaise se dessinait. Bien que chez son psychanalyste, pouvait-il lui en parler, là, devant les autres patients ? Qui étaient ces deux hommes avec lesquels il devrait vivre durant ce séjour en Afghanistan ?

Alors qu'il avait dix ans, Henri était allé en colonie de vacances. Sa mère souhaitait favoriser la socialisation de son fils disait-elle. Il en revint traumatisé. Ce fut la seule expérience de mixité sociale hors de l'école. Il avait reçu en pleine figure la rusticité du peuple, un vocabulaire cru et quelques beignes. Des grands d'un orphelinat, tout aussi privilégiés qu'Henri, avaient bénéficié de la même colonie. Il s'était retrouvé avec des monstres sans père ni mère et qui faisaient la loi. Un mois de promiscuité et de solitude auquel s'était greffé un problème matériel. Dès la première semaine, on vola à Henri sa seule paire de tennis ; sa paire de sandales mourut peu après épuisée par les marches et les parties de foot. Il termina le séjour pieds nus refusant de mettre ses chaussons.

Vingt-cinq ans après, Henri revivait ce trauma infantile et contenait mal ses larmes. Il redoutait de subir à nouveau les humiliations de la colonie de vacances, cette fois-ci en Afghanistan.

VI

Le voyage pour Kaboul était encore long et compliqué.

L'ambassade de France imposait à tous les missionnés et fonctionnaires français voyageant officiellement de prendre le vol Paris – Bakou – Kaboul de la compagnie Azerbaïdjan Air Line.

On racontait que l'ambassadeur de France en Afghanistan, précédemment en poste en Azerbaïdjan, avait encore quelques privilèges sur cette compagnie, par exemple, la gratuité sur tous les vols de l'Azerbaïdjan Air Line. Ceci expliquait peut-être cela.

Vous partiez de Paris en Boeing 757, vous arriviez à Kaboul en Tupolev 154.

Entre, vous aviez fait escale à Bakou durant une nuit.

Bakou : capitale de l'Azerbaïdjan. Tout était dit.

Les plus curieux cherchaient sur un planisphère, parmi les multiples anciennes républiques soviétiques celle qui daignait desservir l'Afghanistan. Rares étaient les compagnies intéressées.

- Tenez, regardez ! Voilà l'Azerbaïdjan sur la côte occidentale de la mer Caspienne. Regardons de plus près.

Notre quatuor d'aventuriers était penché sur leur carte-guide. Du pétrole et du caviar, même couleur, même origine : la mer Caspienne.

La nostalgie du communisme, le retour d'une belle dictature à la tête de l'état, déjà de père en fils, un islam modéré, un enrichissement sélectif...

Mais tous les Azerbaïdjanais semblaient manger à leur faim sauf ces quelques vieilles rabougries et affamées qui tendaient la main près du Mac Do de la rue piétonne.

- Si…Regardez ! Je vous dis que c'est un Mac Do.

Ces nouvelles cartes à échelle modulable et en temps réel étaient d'une résolution remarquable.

Remontons l'échelle et prenons un peu de hauteur. La ville délaissait l'architecture soviétique encore imposante, et s'occidentalisait. Tout type de construction était permis surtout vite et haut. De nombreux buildings de verre et d'acier s'érigeaient çà et là, symbolisant la bonne santé de quelques-uns. Les boutiques de luxe et les centres commerciaux se multipliaient.

Les hommes se ressemblaient, massifs et pileux, l'air mafieux comme s'ils appartenaient à la même famille.

Moins massives et moins velues, l'air plus aguicheuses, les femmes se ressemblaient aussi. Plantureuses et légèrement vêtues l'été, elles aimaient se promener sur les bords de la mer Caspienne. Les plus belles étaient bien moulées, les autres boudinées.

L'hiver, on les imaginait nues sous leur manteau de fourrure. La vulgarité leur était étrangère.

Le grand hôtel de la ville avait une gestion et une clientèle particulière : une gérance par étage. Plus on s'élevait plus c'était coûteux. Plus on descendait plus c'était racoleur. Et à chaque étage, une tenancière.

Bakou était une des plaques tournantes des pèlerins et pèlerines se rendant à La Mecque. Dans l'ascenseur de l'hôtel se croisaient et se toisaient femmes voilées sur la route du Hadj et prostituées sur le chemin du lucre.

Dans le hall de l'hôtel, les quatre hommes observaient ce ballet féminin, mystique ou vénal.

- Moi, j'aime bien ce contraste, s'aventura Raymond.

Ils dînèrent sur les bords de la mer Caspienne à la terrasse d'un des nombreux restaurants populaires et prisés. La bière locale et les brochettes de poisson étaient excellentes.

Raymond n'était jamais vraiment sorti de France. À l'époque, l'Indochine et l'Algérie étaient françaises... Il avait eu une proposition un peu folle dans les années soixante-dix pour aller à Hollywood faire quelques films pornos, mais il avait refusé. Comment aurait-il justifié auprès de sa femme ce voyage outre-Atlantique ?

Raymond connaissait bien Fromentine et son camping. Il y était allé des dizaines de fois en Dauphine puis en 4L. Lorsque sa femme mourut, il revendit sa voiture, acheta un vélo et cessa de voyager.

L'Afghanistan via l'Azerbaïdjan, c'était pour lui une aventure mémorable en perspective, peut-être l'ultime voyage.

Ils retournèrent à l'hôtel à pied, apprenant à se connaître. Étrangement Jean-Louis Janvier semblait le plus réservé. Non pas de cette réserve habituelle du professionnel, observant, analysant et maîtrisant, bref, la réserve de celui qui est au-dessus ; non, là il semblait à côté, au-dessous même parlant peu comme dans son cabinet et évitant toutes remarques futiles, lourdes ou légères qu'engendre parfois l'aventure commune entre hommes.

- Eh, Docteur… On n'est plus dans le cabinet tout noir ! C'est la vie, la vraie vie, là !

- Oui, Yves, la vraie vie…

Pour cette première nuit, chacun préféra dormir seul. Il était encore trop tôt pour partager l'intimité nocturne d'une chambre d'hôtel. Et qui aurait dormi avec le psychiatre ? Pour lui raconter ses rêves au réveil …

Courte et bruyante fut la nuit. Va-et-vient dans les couloirs, voix masculines, gloussements féminins.

Dès cinq heures, un chauffeur de taxi chauffé à blanc les conduisit à l'aéroport.

La Lada avait une accélération poussive, mais une fois à cent quarante, le chauffeur bloqua son régulateur de vitesse : un gros pied écrasant le champignon sous la pression. Il n'était plus question de ralentir, d'ailleurs les freins ne le permettaient que difficilement, il fallait les ménager…

Recroquevillés dans l'habitacle, les quatre Français se regardèrent. Aucun n'osa intervenir. Les excès de la courtoisie en quelque sorte.

Proche de l'aéroport, le pilote de taxi décéléra brutalement, se retourna et illumina son visage du sourire un peu niais du vainqueur :

- Taxi one, Taxi two… Good ! Good french movies !"

Le cinéma français s'exportait jusqu'en Azerbaïdjan et faisait des émules sur la route de l'aéroport.

Les formalités douanières accomplies, ils se retrouvèrent dans un vieil avion, un Tupolev. Moins connu que celui qui s'écrasait facilement à une certaine époque en Union soviétique. La preuve : celui-ci volait toujours. Un Tupolev 154, cousin éloigné du 157, le demi-frère du Concorde. Il était moins profilé, plus endurant. Les sièges non numérotés et les hôtesses étaient rudimentaires.

Yves le remarqua tout de suite. Les autres aussi, mais lui commenta :

- Vous avez vu. C'est plus la même catégorie ! Paris-Bakou : l'hôtesse est accorte, svelte et féminine. Pour Kaboul, elle est…

- Différente… suggéra Henri

- C'est pas assez précis. L'hôtesse Bakou-Kaboul, elle est…

Et avec ses mains il dessina une sorte de parallélépipède.

- Vous manquez d'élégance, mon cher Yves, osa Henri. Ces hôtesses sont femmes avant d'être objet de convoitise. Certainement qu'elles firent les beaux jours de la compagnie sur les grandes lignes : Bakou-Moscou, Bakou-Londres…

- Et l'avocat de la cause féminine, tu peux le dire ! La ligne, elles l'ont perdue depuis longtemps. Tu nous diras un jour comment t'as choisi ton objet de convoitise, je veux dire ta femme.

Jean-Louis Janvier se surprit à sourire. Lui savait.

Dans l'avion, les autres passagers s'étaient installés. Des missionnés, des experts de la Commission européenne ou des Nations Unies, quelques humanitaires, deux ou trois journalistes et très peu d'Afghans. Considérés comme persona non grata sur le territoire d'Azerbaïdjan, ils étaient harcelés, humiliés et parqués à l'aéroport de Bakou sans pouvoir en sortir faute de visa. Alors ils évitaient l'Azerbaïdjan et s'aventuraient sur d'autres lignes.

Le décollage fut poussif, le vol bruyant et branlant, l'atterrissage incertain. Nos quatre aventuriers indemnes et vainqueurs de l'épreuve aérienne foulaient pour la première fois le sol afghan.

VII

L'aéroport de Kaboul, sorte de grand hall balafré, rafistolé et compartimenté offrait sa misère et quelques sièges d'avions jetés au sol en guise de fauteuils ou de banquettes en attendant que les bagages soient déversés sur un tapis ne roulant plus.

Un cimetière d'avions pour la plupart désossés, démantibulés ou même accidentés jouxtait l'aéroport. Avions civils et avions militaires rouillés, déchiquetés, broyés s'entassaient.

Rose accompagnée d'un agent de sécurité de l'ambassade de France accueillit l'équipe thérapeutique.

Les présentations furent expéditives.

- C'est le même que le mien, je vous dis, mais un modèle moins récent !

Yves retrouvait son 4X4.

- Celui-ci est blindé. Il fait près de cinq tonnes répondit le garde de sécurité.

Installés dans le 4X4 blanc, vitres teintées, le psychiatre et ses acolytes découvraient la ville de Kaboul.

Le contraste était saisissant entre l'habitacle climatisé et aseptisé du véhicule et le bouillonnement humain, sale, bruyant et anarchique. Une circulation dense et désordonnée étouffait la ville.

Les hommes se déplaçaient à pied, à vélo, à moto, en taxi, en minibus, en camionnette, en car. Milliers de trajectoires aléatoires et dangereuses.

Marchands ambulants, enfants, mendiants se faufilaient entre les véhicules, participaient à la joyeuse pagaille et l'accentuaient.

- Vous êtes chanceux. L'ambassadeur souhaite vous rencontrer dès votre arrivée. C'est plutôt rare. Il a d'habitude un tel mépris des missionnés sauf s'ils sont énarques ou inspecteurs des affaires étrangères. Je crois, Docteur, qu'il est intrigué par votre fonction, psychanalyste, sondeur des âmes. D'ailleurs lui-même évoque à demi-mot sa psychanalyse, enfin celle qu'il n'a pas eu le temps de faire. Vous verrez, c'est un homme intéressant, je veux dire sur le plan psychanalytique.

- Merci Rose pour toutes ces précisions, répondit Jean-Louis Janvier.

Yves, Henri et Raymond, nez collés à la vitre du véhicule, se nourrissaient du spectacle.

Leur regard balayait les scènes de vie ; des vieux immeubles soviétiques aux élégants minarets, de la femme en burqa aux cerfs-volants mouchetant le ciel, du gamin porteur d'eau aux montagnes lointaines…

- Il y a énormément de voitures… s'étonna Raymond.

- Signe d'enrichissement, répondit Rose. Les Afghans veulent remplacer leur bicyclette chinoise par une automobile japonaise. Ce sont presque toutes des Toyota Corolla. Effet de mode, mimétisme… je ne sais pas, mais nous retrouvons ici, d'occasion, toutes les déclinaisons de la Corolla. Elles viennent du Pakistan. Les Pakistanais n'en veulent plus et considèrent qu'elles sont bonnes pour la casse ou pour l'Afghanistan. Le plus drôle, c'est que le volant est à droite. Alors ici on roule à droite avec le volant à droite.

Yves, fasciné, s'exclama :

- J'en reviens pas... Tous ces 4X4 !

- C'est le pays des ONG et donc des 4X4. Toyota a encore le marché. Les ONG, mais les Nations Unies et la Commission européenne ne sont pas en reste. Le moindre cadre a son 4X4 et son chauffeur.

Celui de Rose conduisit l'équipe dans une guest house, appellation convenue pour définir une structure d'accueil entre la chambre d'hôte et l'hôtel. À la fuite des talibans, les Afghans, propriétaires chanceux - ceux dont la maison n'avait pas été détruite - ou propriétaires fortunés - ceux qui avaient pu la reconstruire - avaient transformé la leur en guest house. Sommairement restaurées, les guest houses affichaient leur label en grosses lettres sur leur façade : Ahmed Guest House, Bellevue Guest House…

Et on attendait le client, gros poisson, souvent blanc de peau, bien éduqué et bien payé.

Les chambres pour la plupart collectives étaient partagées par les forces vives du monde entier : d'un côté un Coréen journaliste, un Australien humanitaire, un Onusien expert ; de l'autre une Danoise féministe altermondialiste, une Anglaise observatrice des droits de l'Homme, une Américaine spécialiste des droits de la Femme.

Ah... ce patchwork occidental parqué dans le dortoir au chevet de la misère afghane.

Chacun payait entre cinquante et soixante-dix dollars la nuit, douches et toilettes collectives comprises. Vous rajoutiez trois dollars pour le thé, les haricots rouges et le riz quotidiens.

Quelques Afghans s'enrichirent ainsi les premiers mois. Mais malgré la venue régulière d'Occidentaux, la demande se tassa ou se transforma.

Les ONG, les organismes présents à long terme préférèrent louer des villas pour leur personnel. Les Nations Unies et la Commission européenne donnèrent le « la ». Un « la » haut placé. Un couac pour beaucoup qui faillirent s'étrangler et renoncer.

Avec l'argent du contribuable européen ou international, des loyers faramineux puis pharaoniques furent payés sans broncher, sans négocier aux propriétaires afghans qui, goguenards et affairistes, s'empressèrent de les augmenter : villa trouée par les roquettes, quatre chambres, vue sur le ciel, trois mille dollars payables six mois d'avance ; cette autre et ses sept pièces, travaux de rénovation à la charge du locataire, seulement quatre mille dollars ; et celle-là, catégorie supérieure, vaste et délabrée, neuf mille dollars, payables un an d'avance...

Comme des cellules cancéreuses, les demeures à louer, de la bicoque au palais, proliférèrent et les prix dégénérèrent.

Pourtant, l'offre étant de plus en plus importante, la concurrence aurait dû jouer en faveur des demandeurs. Mais, urgence affairée, innocence chrétienne, négligence dispendieuse, futilité aux yeux d'idéalistes ou de hauts fonctionnaires, les Occidentaux continuèrent de payer. Œuvre de charité pensaient-ils faire… Les Afghans rigolaient et en dari surnommaient ces dociles brebis : Vaches à lait…

Si par miracle une négociation s'amorçait, le propriétaire afghan peu pressé de louer laissait la situation pourrir, et le chrétien désireux de se loger se soumettait à la volonté spéculative et musulmane. Bref, les loyers à Kaboul se calèrent durablement entre ceux de Londres et de Tokyo.

Les plus malins et les moins fortunés s'organisèrent.

- Vous savez, dit Rose, maintenant des ONG ont leur propre guest house et la rentabilisent en l'ouvrant aux missionnés de passage comme vous. Des Anglo-saxons, mais aussi des Français se sont improvisés efficacement hôteliers et ont monté leur petite affaire, souvent plus propre, plus confortable que les guest houses locales.

La vie en communauté était une autre option. On partageait ainsi les frais de location.

- Vous voulez que je vous dise ? Moi j'ai habité en communauté avec trois profs, un toubib et un flic. C'était économique, mais trop contraignant.

Effectivement c'était contraignant, mais les Occidentaux, s'ils n'avaient pas la chance d'être là tous frais payés par le contribuable, optaient pour la vie communautaire. Elle était même parfois imposée par l'employeur pour des raisons de sécurité. On regroupait tout ce petit monde, une équipe d'experts, dans un même endroit facile à surveiller, facile à évacuer…

En ce début de mois de septembre, la ville souffrait de la chaleur.

- Comme en France, constata Henri.

- Oui, mais ici c'est comme ça chaque année depuis la nuit des temps, précisa Rose. Il fait très chaud de mai à octobre. Ce n'est pas la canicule, c'est l'été.

La ville vivait son été, un été sec et poussiéreux. Une poussière sale, envahissante, balayée par les vents puissants de l'après-midi.

La guest house était située non loin du centre-ville ; de la nouvelle ville pour être précis, Shar E Nao. Mais de la ville, l'ancien ne se distinguait guère du nouveau.

Une histoire de temps, de durée… Les vieux quartiers seraient bientôt ce que les nouveaux sont devenus. C'est toujours ainsi. Des immeubles récents ou en cours de construction émergeaient parmi les petites maisons traditionnelles. Ces maisons de terre s'émiettaient, s'affaissaient les unes après les autres, leurs propriétaires s'excentraient. De nouveaux quartiers surgissaient à la périphérie. La pauvreté quittait la ville et se muait en misère sur les hauteurs des collines voisines, sans eau, ni électricité.

Kaboul et ses faubourgs se modelaient à l'occidental.

VIII

À Teimeini, un des quartiers nord de Kaboul, une petite villa, entourée d'un jardin et protégée par de hauts murs surmontés de barbelés et de projecteurs leur ouvrit ses portes.

Devant, sur le trottoir, dans sa guérite, un militaire et sa Kalachnikov. Pour une centaine de dollars mensuels l'armée afghane vous protégeait douze heures sur vingt-quatre. Pour douze heures supplémentaires, vous louiez les services d'un deuxième militaire au même tarif.

Délara, un vieil Afghan, francophone et cuisinier, jouait les majordomes et gérait fort bien la boutique. Le patron des lieux, un Français toujours en vadrouille, lui faisait totalement confiance.

Chacun eut sa chambre, simple, propre. Ils purent prendre leur douche dans la salle de bain commune. Ils burent leur premier thé vert afghan dans le jardin fleuri de roses puis rembarquèrent dans le 4X4 blindé jusqu'à l'ambassade.

Depuis quelque temps, il fallait montrer patte bleu blanc rouge à l'entrée. L'ambassade de France avait tardé à hautement se sécuriser. Il fut une époque où elle se sentait intouchable. Innocence et confiance françaises que les étrangers nommaient naïveté et arrogance.

Époque où l'on entrait dans l'ambassade comme dans un moulin, sans meunier d'ailleurs. Pas encore d'ambassadeur. Un chargé d'affaires suffisait et venait de temps en temps du Pakistan. Les maîtres des lieux étaient deux gardes locaux, trois espions de la DGSE et cinq fonctionnaires, experts de la didactique et de la linguistique parachutés par leur ministère. Rose connaissait bien l'histoire des cinq professeurs qui furent parmi les premiers Français officiellement en Afghanistan après la fuite des talibans.

Ils avaient eu pour mission de raviver la francophonie tout d'abord à Kaboul puis dans les provinces afghanes.

- Raviver la francophonie ? C'était un pays francophone ? demanda Henri.

Jean-Louis Janvier se souvenait. Il avait répondu à l'appel de France Culture : quelques euros pour la réhabilitation des lycées français de Kaboul.

La France intellectuelle s'était mobilisée en ce temps-là pour que la francophonie et accessoirement l'éducation rayonnent dans les lycées français de Kaboul.

La belle histoire… Des centaines de milliers d'euros offerts par les Français furent gérés par la Fondation de France puis injectés dans le reconstruction des deux lycées français de Kaboul.

- Jean-Louis, vous permettez que je vous appelle Jean-Louis, savez-vous qu'il n'y a pas de lycées français à Kaboul, précisa Rose. Même pas de lycées franco-afghans ou afghano-français. Non ! Simplement deux lycées publics afghans dans lesquels le français est enseigné.

Le psychiatre sourit. Aurait-il été trompé par les médias français ? Kaboul ne serait pas francophone et les lycées français n'existeraient pas… ?

En tous cas, portée par la générosité française et l'hystérie médiatique, la France se sentit une volonté politique. Il fallait être les premiers en Afghanistan, de préférence dans le domaine culturel. Elle missionna une équipe de fonctionnaires, rompus à l'enseignement du français en milieu hostile. Ils firent de l'ambassade, que les talibans avaient mise à sac, leur quartier général...

Depuis, l'ambassade de France avait bien changé. Elle accumulait barrages, filtres, obstacles et autres appareils de contrôles que les quatre évitèrent en partie ayant le statut d'officiels diligentés par l'ambassadeur qui les reçut, comme des hôtes de marque, sur le perron de la résidence.

Raymond voyait pour la première fois un ambassadeur. Yves, lors de vacances en Espagne, s'était rappelé que toute ambassade se doit d'accueillir les ressortissants français à la réception offerte lors du 14 juillet. Il en avait bien profité.

Mais là c'était différent. L'ambassadeur, en quelque sorte, les avait invités personnellement.

L'homme, la soixantaine élégante, mais surannée, cultivait un dandysme désuet. Il aimait de la République ce qu'elle avait préservé de la royauté. Le faste, le protocole, les privilèges. On le surnommait Porcelaine de Limoges. Il parlait beaucoup. Certes il parlait bien. D'une démarche légère, sautillante, il accompagna le médecin et son équipe au salon de la résidence.

Il était suivi d'un homme qui aurait pu être son garde du corps personnel, mais pourquoi dans l'enceinte de l'ambassade ?

L'homme était massif et cylindrique, coiffé d'un crâne rasé, sorte de dôme, qui lui donnait l'allure d'un sexe géant sur pattes, en érection perpétuelle. Ce pilier de rugby était un peu plus qu'un larbin, un peu moins qu'un conseiller. L'ambassadeur l'appelait tour à tour : ma gouvernante, ma nourrice. Les autres fonctionnaires de l'ambassade le surnommaient Cylindre alias Tête de nœud. Homme à tout faire, indispensable pour aider l'ambassadeur dans les démarches matérielles, il dormait même dans la pièce voisine de la chambre de l'ambassadeur.

- Alors Docteur. Parlez-moi de la condition masculine…celle des hommes bien sûr ! L'ambassadeur rit de sa tentative humoristique.

- Monsieur l'Ambassadeur, je ne peux encore vous parler de celle des Afghans. En revanche, j'ai pu constater en France, ce que confirment mes confrères dans d'autres pays occidentaux, que l'homme se meurt. L'homme semble perdre les attributs, les spécificités voire les vertus de la masculinité au nom de l'égalité des sexes. Il s'ensuit une dérive. Les plus endurants ou les plus âgés déploient des stratégies de résistances frontales et excessives. Les plus fragiles ou les plus jeunes issus de la génération féministe refoulent et génèrent des névroses sévères.

Henri écoutait attentivement son psychanalyste. Cette dernière catégorie lui semblait cruellement familière.

- Docteur, l'homme est un animal complexe. Est-il sûr de son genre ? Au-delà des apparences physiques, bien sûr… J'aime la légèreté, la frivolité et l'acuité féminine. Suis-je normal, Docteur… ? J'aime aussi les éphèbes, leur silhouette androgyne, leur virilité naissante et innocente. J'aime le féminin, mais l'hystérie des femmes m'insupporte.

Jean-Louis, sourire aux lèvres, écoutait attentivement l'ambassadeur qui abruptement conclut par :

- Quel est votre programme ?

- Celui organisé par Rose. Dès demain nous rencontrons les thérapeutes avec lesquels elle travaille puis les groupes de paroles qu'ils animent.

- Et ces messieurs ?

- Ce sont mes… collaborateurs.

L'entretien prit fin dans le parc de l'ambassade, un des rares lieux arborés au centre de Kaboul. Des arbres majestueux.

- Tutélaires et apaisants ajouta l'ambassadeur. Je mets à votre disposition un véhicule et son chauffeur. Ah, j'oubliais... De l'homme, j'aime la langue... La langue française. C'est elle qu'il faut soigner bien avant les hommes. Une langue française revigorée, printanière et partagée par le plus grand nombre. Faites-le savoir. La France doit le savoir. Quelques journalistes sauront magnifier votre mission...

Hors de l'ambassade, Rose confia :

- Moi je me méfie des journalistes. On a eu un grand reporter de France 2 à l'ambassade. Il voulait faire plaisir à l'ambassadeur, attester de la francophonie à Kaboul... Il proposa un scénario de reportage pour le Vingt heures.

Devant les caméras, les professeurs-formateurs français se promèneraient dans le bazar des livres, fouineraient et, ô miracle, tomberaient sur un vieux manuel de français symbolisant la tradition francophone.

- Et alors ?

- Et alors... les profs, scotchés, ont refusé cette mise en scène, ce simulacre pour le Vingt heures ! L'ambassadeur piqua une crise, jura de se venger, mit sous pression ces pauvres enseignants, exigea qu'on parle français dans tout Kaboul ! « Je veux entendre parler français dans les rues de Kaboul » martelait-il de ses petits poings de porcelaine ! Il a failli les casser...

Ce n'est pas tout... Stratège et rancunier, il utilisa les bons et loyaux services d'un autre journaliste, celui-là de la presse écrite, du Monde, un spécialiste de l'Asie centrale, paraît-il, qui passait des vacances familiales à Kaboul !

- Un journaliste n'est jamais en vacances...

- Oui, Henri, nous le savons maintenant... C'était un mois de novembre. Il rencontra les rares Français missionnés dont les cinq professeurs des lycées Esteqlal et Malalaï. Quelques échanges anodins...

- Un échange avec un journaliste n'est jamais anodin.

- Oui, oui, merci Henri... nous le savons aussi maintenant. C'est au mois d'août de l'année suivante, soit neuf mois après, le temps d'une gestation, qu'il accouchait d'un article putassier évoquant les professeurs français « dépressifs, peu enclins au travail, mais grassement payés » ! C'est remonté jusqu'au premier ministre de l'époque !

Sauver les hommes ou la francophonie... Il faudra choisir pensa Jean-Louis Janvier.


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